Il règne, dans Un livre blanc de Philippe Vasset, une atmosphère fluctuante, incertaine et comme perdue à la dérive. Les sons et la rumeur urbaine semblent happés, mimés sur les moteurs étouffés des périphériques, vrombissant au bord de la ville dans un langage tout juste audible. A travers les pérégrinations de l'auteur, nous pourrions tout aussi bien nous croire égarés dans ces films américains des années 90, quelque part dans ce que l'on nomme les suburbs, ces quartiers de banlieue oubliés et muets, où la vie semble se dérouler en demi-teinte, et où pourtant le quotidien subsiste, persiste et s'éprouve.

L'aspect quelque peu funambule, à la lisière d'un monde inarticulé, tout autant que surréaliste du texte, nous renvoie à l'esthétique lynchéenne si particulière, faite de nuits vaporeuses et d'intrigues inquiétantes, dans des décors néanmoins familiers. C'est précisément ce qui trouble et envoûte ici : une impression d'écart, d'expérience inusitée au contact de la ville, qui est pourtant notre lot journalier. Sans doute est-ce dû au projet de l'auteur, à son livre hybridé entre le documentaire et la poésie, entre l'intensément réel et le décalage fait de situations à la marge. Car c'est bien du dehors que ces expériences relèvent : et si les excursions, tantôt sommaires et avortées, tantôt proprement incongrues, se déploient avec tant de résonance, c'est que Philippe Vasset fait de la ville son matériau premier. Cette expérience, faite de débris, d'acier, de plastique informe et de rails abandonnés, nous rappelle le projet de la modernité tel qu'il a pu être formulé au XIXe dans ses confrontations aux nouveaux matériaux. Ainsi du fer, du verre ou des monstres sur rails plongés à toute vitesse dans la vie nouvelle, et le texte qui en résulte ici n'en est que plus fascinant. Nous pouvons alors songer aux vers de Baudelaire :  « la forme d'une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel » (Le Cygne).

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La langue enfin, se prête à cette expédition singulière que constitue Un livre blanc, semblant mimer son rythme sur les aléas de l'errance du narrateur. Déployée par à-coups, puisant ses références et ses mouvements dans la désaffectation observée des terrains vagues et autres friches abandonnées. La langue, s'il est possible de l'énoncer ainsi, coïncide avec son sujet, et la sensation de fragmentation à laquelle nous rend sensible ce livre semble s'inscrire autant dans les expéditions de l'auteur que dans sa façon de les agencer et de les mettre en mots.

Il nous révèle ainsi la façon dont il a rédigé son œuvre, c'est-à-dire par à-coups, sous forme de notes brèves, qui plus est souvent prises sur le vif. D'où cette impression d'hybridité permanente, de projet poético-documentaire, comme ont pu en faire les situationnistes dont l'auteur nous révèle avec autodérision, au détour de la page 114 à 116, avoir tiré son projet de séjourner dans une tour d'aiguillage, 10 ans plus tôt. Il en va de même lorsqu'il nous raconte sa tentative inaboutie de dialoguer avec un mystérieux jardinier, puis son vol de fleurs comme une vengeance suite à l'absence de réponse. On pense alors aux actions-films-expéditions-filatures, peu importe comment il convient de les nommer, de Sophie Calle, et sa façon de flirter en permanence avec le happening, le documentaire et la fiction ; c'est-à-dire en somme des œuvres comme il semble que seul l'art contemporain puisse en délivrer : à la croisée de multiples supports et approches.

C'est donc au rôle de l'écrivain autant qu'à sa capacité de penser et questionner le réel ainsi que la langue que nous invite à réfléchir ce texte. Ce texte qui archive les espaces vacants de la carte comme derniers interstices de liberté, ces aspérités dont nous nous étonnions déjà qu'il y en ait autant sur le territoire si balisé d'une région comme l'Île-de-France, avec ses satellites et autres caméras de surveillance. Des archivages de « zones blanches » sur le fil de la ville, invisibles et prêtes à disparaître, comme Atget archivait le Paris pittoresque d'autrefois. Ainsi l'écrivain s'engouffre et s'aventure-t-il dans les rares brèches encore ouvertes sur l'inconnu et, peut-être, la nouveauté. En tout cas dans ce qui relève de la performance, à l'instar des fameux skaters en apnée « dans l'espace et le temps » évoqués plus haut. Le tout est d'éprouver et d'investir d'autres équilibres, d'emprunter d'autres chemins.